(…) Pourtant,
même si la ruine est indissociable d’une élaboration pratique et
discursive, quelque
chose d’irréductible subsiste en elle. Car il reste à justifier, par
exemple, qu’elle puisse
être l’occasion d’une véritable expérience esthétique. On est
ainsi reconduit à la question
initiale : qu’est-ce qu’être en ruine, et comment prendre plaisir
à ce qui est l’effet
d’une destruction ? Comment beauté et présence peuvent-elles naître de
la dégénérescence
même ? Tout se passe comme si la ruine avait atteint une sorte de dépouillement
éternel, comme si, à force d’avoir été accidentée par le temps, elle accédait
à une forme de permanence, et que, du naufrage et de la déchéance, quelque chose
émergeait comme une éclosion. La ruine n’est plus, dans cette
perspective, une trace
du passé mais ce qui accède à une forme d’éternité dans et par la
caducité même :
non plus souvenir mais présence de quelque chose d’enfoui jusqu’alors
sous le bâtiment
impeccable. Ces statues amputées, mutilées, outragées seraient-elles si émouvantes
si elles avaient conservé leur intégrité ? Pourquoi sommes-nous parfois plus
touchés par le fragment que par l’œuvre intacte ? Par l’effet du
temps, la ruine est « désœuvrement de l’œuvre ».
"Le temps à l’œuvre" Martine Lucchesi
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